[…] s’il y a le Tour de France, érigé en monument du patrimoine, il y a aussi la France du Tour. Pendant la course, la vie continue, comme la politique, l’économie, les faits divers. Seules les guerres (de 1915 à 1919 et de 1940 à 1947) ont eu raison de l’épreuve. En 1998, malgré les objurgations du quotidien « Le Monde » pendant l’affaire Festina, le Tour a poursuivi sa route. Ainsi le Tour de France et ses maillots jaunes trouvent-ils leur place entre trois Républiques, des hommes sur la Lune, des changements de Premier Ministre, des conflits en Europe et dans le monde, des polémiques, des attentats, le chômage, la crise économique, les rires et les souffrances. Ce n’est pas pour rien qu’il a tant inspiré les écrivains, de Colette à Jean Rouaud, et des cinéastes, de Louis Malle à Claude Lelouch […]
[…] Si les téléspectateurs d’aujourd’hui regardent souvent le Tour « pour les paysages » si l’ombre du dopage plane toujours, la plus grande course cycliste du monde est aussi solidement ancrée dans l’histoire. « En quelques décennies, écrit Georges Vigarello – dans les Lieux de mémoire – Le Tour de France s’est enraciné dans les rituels nationaux. […]
[…] L’épreuve est peut-être plus qu’une course, elle s’adresse à la conscience collective, aux références communautaires, autant qu’à la curiosité sportive. Elle joue avec la Géographie, les provinces, les frontières. Elle met en scène un espace nation, un décor fait du territoire lui-même. Impossible d’en limiter l’enjeu au seul trajet cartographique. Son parcours suggère des rencontres, des réminiscences, le Tour croise la mémoire d’un sol. […]
[…] La course figure l’imaginaire d’un patrimoine autant qu’elle figure celui d’un trajet sportif, elle bute sur le passé d’un milieu autant qu’elle possède son passé propre. […]
[…] A cet égard, le Tour est un modèle du genre. Mais un modèle de mémoire aussi.
Plus qu’ailleurs, l’épreuve vit de chroniques. Il lui faut de l’évocation. […]
[…] Dans « la République du Tour de France », Jean-Luc Bœuf et Yves Léonard résument : « La Grande Boucle a contribué à dessiner les contours d’une France hexagonale puis d’une France européenne ayant la passion de l’universel ». […]
[…] Le Tour est une excellente manière d’apprendre la géographie, de savoir où se trouvent l’Izoard, les Monédières, la Planche des Belles Filles ou Hautacam. […]
[…] « Qu’ils le sachent ou non, qu’ils le veuillent ou non, écrit joliment Paul Fournel dans « Besoin de vélo », les Français ont une grande culture cycliste. Ils connaissent les champions et les lieux de leurs exploits. Ces grands champions superposent leur géographie propre à la géographie officielle. Ils sont comme des petits fanions plantés sur la carte, des repères. Vous pouvez même deviner l’âge et l’obédience de votre interlocuteur. S’il s’allume à Pra-Loup, c’est un théveno-merckxien, au Puy-de-Dôme, c’est un anquetilo-poulidorien, à Huez, ce peut-être un induraino-züllien ». […]
[…] Combien de Français, médiocres en géographie à l’école, se sont-ils rattrapés grâce à l’itinéraire du Tour ? Chacun, dans ce qui est bel et bien une histoire d’amour, cache un maillot jaune dans ses souvenirs. Demandez-leur quel est leur vainqueur préféré : selon leur âge, ils répondront en effet « Robic», « Bobet », « Anquetil », « Hinault ». Ou même « Merckx » qui aura les honneurs du départ de Bruxelles en juillet 2019 avec « Lemond » ou « Indurain », tant le chauvinisme est facultatif en cyclisme. […] Bien avant l’apparition des « Gilets Jaunes » qui ont poussé sur les ronds-points de France à la fin de l’année 2018, ces mêmes ronds-points qui rendent les fins de course si périlleuses, le Tour a inventé les « juillets jaunes », qui fêtent leurs cent ans. Même ceux qui ne s’intéressent pas à l’aspect sportif du Tour de France conservent des souvenirs dans un coin de leur mémoire, des leçons enfin apprises d’histoire et de géographie autant que des histoires sportives, un lien avec leur propre histoire et avec celle du pays tout entier. […]
[…] Maurice Leblanc, le « père » d’Arsène Lupin, le traduit à sa manière en 1922 : « un seul pays peut offrir pareil spectacle, si grandiose qu’on a l’impression de quelque combat de géants qui se déroulerait dans des arènes colossales sur lesquelles auraient vue tous les peuples du monde. Un seul pays : la France […], dont toutes les provinces offrent à tous les publics de l’univers des noms connus, un passé historique et les décors les plus renommés. » Avec la France, le Tour, monument national, semble souvent ne faire qu’un. […]
[…] Il y a l’ambiance, le bruit des patins de freins et des changements de dérailleurs, celui du vent dans les roues, ce petit frisson auquel nul n’échappe. Ces spectateurs, tout au long des 4000 et quelques kilomètres de la course, présentent une caractéristique qui frappe tous ceux qui suivent des étapes : ils sourient. Ils sourient, alors que la France est devenue si morose… […]
Oui, nous aurions pu récupérer, avec le Tour de France en juillet 2020, un sourire plus large…
Mais quoi qu’il arrive, Antoine Blondin l’a dit « on ne guérit jamais du Tour de France. »
